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Pour que le printemps ne soit pas silencieux

Extrait de l’article publié dans l’Humanité, qui fait suite à la parution du nouveau rapport de l’IPBES, le Giec de la biodiversité, confirmant les menaces pesant sur la diversité des espèces animales et végétales, et la survie des écosystèmes : Un million d’espèces menacées d’extinction. L’Homme acteur et spectateur du péril ?

Tribune de Renaud Scheifler, enseignant-chercheur en écotoxicologie à l’université de Franche-Comté.

"J’ai donné récemment une conférence sur la biodiversité dans un lycée agricole. J’ai remplacé l’accroche, traditionnellement une donnée marquante — un chiffre clé d’un rapport de l’Ipbes — ou une figure saisissante (la courbe du déclin des insectes et des oiseaux), par quelques images issues d’une œuvre cinématographique. En l’occurrence, les images glauques et poisseuses de Soleil vert, de Richard Fleischer, sorti en 1973. Soleil vert se passe à New York en… 2022. Le monde est surpeuplé, surchauffé, surpollué. La quasi-totalité des espèces animales et végétales a disparu. Les rares aliments naturels, une simple pomme dans le film, sont réservés à une élite dirigeante et font l’objet d’un marché noir féroce. Les vieillards viennent spontanément subir une euthanasie, devant un écran projetant des images d’écosystèmes bucoliques accompagnées de musique classique. Je laisse aux lecteurs qui n’auraient pas vu le film de découvrir sa fin…

Sans doute peu des jeunes auditeurs de ma conférence avaient vu Soleil vert, sorti trois décennies avant leur naissance. Et c’est bien un des buts de cette accroche : nous ne découvrons pas les effets néfastes des nombreuses substances chimiques utilisées dans l’industrie, l’agriculture, l’alimentation et nos autres activités quotidiennes.

Cela va faire soixante ans que les scientifiques tirent la sonnette d’alarme à propos de la pollution, la deuxième ou troisième cause de réduction de la biodiversité après la destruction et la fragmentation des habitats, et à peu près ex aequo avec l’introduction d’espèces invasives. Silent Spring (Printemps silencieux), l’ouvrage de Rachel Carson, dénonçait dès 1962 les effets sur l’environnement et la santé de l’usage irraisonné des substances organochlorées, en particulier le fameux DDT qui a éteint des populations entières de rapaces. L’usage massif du DDT a été interdit dans de nombreux pays dans les années 1970. L’interdiction presque totale du DDT (il reste utilisé dans certains cas particuliers comme la lutte contre les vecteurs du paludisme) a fonctionné : les concentrations résiduelles ont moins d’effets toxicologiques, et le faucon pèlerin, par exemple, presque éradiqué dans les années 1970, a recolonisé les falaises.

Cet exemple emblématique, une sorte de success-story, concerne une substance. Plus de 147 millions, naturelles ou artificielles, sont recensées aujourd’hui. Les scientifiques se sont focalisés sur les plus toxiques et les plus utilisées. Nous arrivons de mieux en mieux à comprendre les mécanismes d’émission, de transfert et d’impact des substances sur la faune, la flore et la santé. Mais la multiplicité des substances, de leur nature chimique, de leur comportement dans l’environnement, de leurs mécanismes toxiques, rend la tâche longue et fastidieuse.

Un enjeu majeur de nos recherches est de comprendre les effets des substances en mélange puisque la quasi-totalité des pollutions concerne plusieurs polluants, puisque nous sommes exposés à des cortèges de polluants et non à un seul. Cette quête demande des moyens humains, financiers, techniques. Mais, plus encore, cette quête demande du temps. Cette denrée rare, plus rare encore que la pomme de Soleil vert, n’est guère compatible avec le calendrier économique qui conduit à mettre sur le marché des substances dont on ne connaît pas suffisamment les effets à long terme sur l’environnement et la santé. Nous, chercheurs, avons besoin de temps pour que le printemps ne soit jamais totalement silencieux."

publié le , mis à jour le