La tourbière de Frasne, la plus grande du Massif du Jura (300 ha), fait l’objet d’un suivi continu par les chercheurs du laboratoire dans le cadre du Service National d’Observation (SNO) des Tourbières depuis plus de 10 ans, en étroite collaboration avec les gestionnaires de l’EPAGE Haut-Doubs Haute-Loue et de la Réserve Naturelle Régionale de Frasne-Bouverans. Sur la base de ce suivi et dans le cadre du projet de recherche CRITICAL PEAT, financé par la région Bourgogne Franche-Comté, visant à mieux comprendre le fonctionnement hydrogéologique et la dynamique du carbone des tourbières tempérées, une partie des résultats de ce projet a été récemment publiée.
Dans la continuité du modèle hydrologique proposé par Lhosmot et al., 2021, une étude des eaux de la tourbière combinant l’usage de différents traceurs géochimiques (87Sr/86Sr ; δ18O-δ2H ; rapports élémentaires) révèle que l’origine des carbonates dans les eaux de la tourbière est multiple (moraine et/ou calcaire du Jurassique supérieur, calcaire du Crétacé inférieur ;
(Fig. 1). De plus, la réalisation d’un modèle de mélange a permis de quantifier ces contributions et met en évidence que les carbonates issus de la dissolution des calcaires du Crétacé inférieur retrouvés dans le synclinal de Frasne-Bouverans sont majoritaires. Ces résultats impliquent que la tourbière est alimentée par des flux verticaux remontant depuis le synclinal et suggèrent donc une recharge (transfert de masse ou de pression) depuis l’anticlinal du Laveron localisé en altitude qui peut jouer le rôle de « château d’eau ». Cette étude révèle aussi que si les niveaux profonds sont alimentés par des circulations régionales présentant une relative inertie, les niveaux de tourbe de surface, en revanche sont surtout le siège d’échanges avec l’atmosphère (précipitations, évaporation/transpiration des végétaux) et de circulations latérales hétérogènes du point de vue de la dynamique. Une partie de cette hétérogénéité est expliquée par les perturbations liées au drainage : malgré une restauration récente 2015-2016 (programme européen Life Tourbières du Jura), le tassement de la tourbe implique encore des contrastes hydrauliques importants dans certaines zones.
En parralèle, les hétérogénéités en terme d’alimentation en eau ont été caractérisées via la signature isotopique du carbone inorganique dissous (DIC ; δ13CDIC) selon un gradient écohydrologique amont (tourbière active à Sphaignes) – aval (bas marais ; Fig. 2, 3). Les résultats montrent que le δ13CDIC peut être très enrichi dans les eaux de la tourbière active (valeurs atteignant + 8,1 ‰) dépassant largement les signatures attendues classiquement dans une région carbonatée tempérée. Pour la tourbière active, les signatures sont d’ailleurs plus enrichies que celles espérées dans une région carbonatée tempérée. Cet enrichissement est expliqué par une activité biologique se traduisant par la production de méthane (CH4), processus qui enrichit le δ13CDIC. L’analyse détaillée des résultats suggère que la méthanogénèse est stimulée par les apports d’eau carbonatée. En effet, d’une part l’apport de DIC peut directement constituer un substrat pour la méthanogenèse et d’autre part l’élévation du pH de l’eau (neutre ou légèrement basique) peut possiblement favoriser l’activité des méthanogènes.
La mise en évidence de mécanismes de production de CH4 (Lhosmot et al., 2023 ; Chemical Geology) a été accompagnée d’une évaluation des échanges avec l’atmosphère. Ces échanges intègrent l’ensemble des mécanismes liés à la dynamique du CH4 (la production, le transport, et l’oxydation) et ont été estimés via l’analyse des données acquises depuis 2018 par le SNO Tourbières. Les capteurs sont installés sur un mat (l’ensemble étant appelé par abus de langage « tour à flux », Fig. 2, 4) et mesurent en continu et à haute fréquence (20 Hz) les échanges de gaz à effets de serre (CO2, CH4) entre une surface d’environ 1 ha de la tourbière active, principalement couverte par des sphaignes, et l’atmosphère (Fig. 4).
L’analyse des données de mi-2019 à fin 2021 (Lhosmot et al., 2022 ; Ecosystems) a permis de déterminer plusieurs facteurs de contrainte sur les échanges de CH4 entre la tourbière et l’atmosphère et ainsi de proposer un modèle conceptuel de ces échanges (Fig. 5). Sur cette période, la tourbière est une source de CH4 vers l’atmosphère (23,9 ± 0,6 g C m-2 an-1, mais les émissions ne sont pas constantes dans le temps.

Tout d’abord, la variabilité interannuelle de la profondeur de la nappe par rapport à la surface (appelé WTD pour Water Table Depth) influence les émissions de CH4. L’année 2021, la plus humide sur la période de suivi, est caractérisée par des émissions plus importantes qu’en 2019 et 2020. A l’échelle saisonnière, les émissions de CH4 sont les plus fortes durant la période estivale car la température favorise l’activité des micro-organismes qui produisent le CH4.
Cependant, alors que les émissions les plus faibles sont attendues en hiver, au moment où les températures sont les plus froides, celles-ci sont mesurées au printemps entre Mars et Mai. De plus, les flux de CH4 mesurés à cette période atteignent même des valeurs négatives, c’est-à-dire que ponctuellement la tourbière agit comme un puits de CH4 atmosphérique. Ces flux négatifs impliquent un processus d’oxydation du CH4, qui peut être momentanément plus important que la production. Ces conditions particulières ont été associées à des contrastes thermiques entre les zones profondes (où se produit la méthanogenèse), plus inertielles, et les zones superficielles (où se produit la méthanotrophie), plus réactives aux variations de température. Enfin, le cycle diurne des flux de CH4 est caractérisé par des émissions plus importantes la nuit et plus faibles à la mi-journée pour toutes les saisons (Fig. 5). Ces flux plus faibles (voir négatifs) de CH4 sont systématiquement observés à la mi-journée et sont concomitants avec des fortes valeurs de flux de photons photosynthétiques incidents et de chaleur latente, et des flux négatifs de CO2, suggérant le contrôle de la photosynthèse sur l’oxydation du CH4. Cette cyclicité diurne est à l’opposé de ce qui est généralement connu pour les tourbières dominées par les plantes vasculaires possédant des tissus aérenchymes. La photosynthèse mise en œuvre par les sphaignes et leur cortège microbien semblent donc pourvoyeurs de l’oxygène impliqué dans l’oxydation du CH4 par les micro-organismes méthanotrophes. Ces processus sont potentiellement accompagnés de processus physiques additionnels nécessitant des recherches plus approfondies. Enfin, ces résultats montrent que les variations diurnes de flux de CH4 doivent être considérées pour calculer/modéliser des bilans à l’échelle saisonnière ou annuelle. Ce travail illustre le besoin de considérer l’effet de la végétation et des organismes photosynthétiques sur les processus de transfert et d’oxydation du CH4.
L’ensemble des modèles hydrogéologique, géochimique, et de flux de gaz présentés dans ces articles montre l’intérêt des suivis pluridisciplinaires combinant hydrologie, géologie, géochimie, biologie intégrés dans une perspective multi-échelle depuis les processus du bassin versant jusqu’aux processus aux interfaces eau-sol-roche-plante-microorganismes-atmosphère. En particulier, le modèle conceptuel de production-émission de CH4 met en évidence que les interactions eau-carbone dans la tourbière dépendent de facteurs biotiques et abiotiques locaux, mais aussi de processus hydrologiques à l’échelle du bassin versant. Cela souligne également la nécessité de contraindre davantage les transferts de carbone entre les zones de production et d’émission (c’est-à-dire l’interface tourbière-atmosphère et les exportations d’eaux de surface). Dans cet objectif, nous réaliserons prochainement une campagne de terrain pour mesurer les concentrations et les valeurs isotopiques des gaz dissous dans l’eau interstitielle de la tourbe le long d’un gradient amont-aval et vertical.
Ces travaux ont bénéficié des appuis institutionnels, techniques et financiers de l’OSU THETA, de la Zone Atelier Arc Jurassien, de la plateforme PEA2T, du SNO Tourbières, du SNO Renoir, de la plateforme PARI de l’IPGP, du réseau OZCAR, de l’EPAGE Haut Doubs Haute Loue, du thème BIOGEO, de l’AAP Chrysalide et de la Région Bourgogne Franche-Comté.
- Lhosmot, A., Bouchez, J., Steinmann, M., Lavastre, V., Bichet, V., Loup, C., Stefani, V., Boetsch, A., Chevet, J., Toussaint, M.-L., Gaillardet, J.,Bertrand, G.,2022.The origin and transfer of water and solutes in peatlands : a multi tracer assessment in the carbonated Jura Mountains. Hydrological Processes.
- Lhosmot, A., Jacotot, A., Steinmann, M., Binet, P., Toussaint, M.-L., Gogo, S.,Gilbert, D., Coffinet, S., Laggoun-Defarge, F.,Bertrand, G., 2022. Biotic and Abiotic Control Over Diurnal CH4 Fluxes in a Temperate Transitional Poor Fen Ecosystem. Ecosystems.
- Lhosmot, A.,Steinmann, M.,Binet, P., Gandois, L., Moquet, J.-S., Stefani, V.,Toussaint, M.-L.,Boetsch, A.,Loup, C.,Essert, V., Bertrand, G., 2023. Origin and fate of dissolved inorganic carbon in a karst groundwater fed peatland using δ13CDIC. Chemical Geology 616.